Culture

Pour Jankélévitch, il est impossible de pardonner

ESSAI Qui était le philosophe Vladimir Jankélévitch ? Homme et philosophe engagé, cet intellectuel majeur (1903-1985) qui a traversé le XXème siècle reste, néanmoins, un mystère. La philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, qui signe aussi en cette rentrée La Clinique de la dignité au Seuil, a décidé de le remettre dans la lumière. Et au goût du jour. Grâce à ses podcasts et à son livre, chacun pourra redécouvrir les idées incroyablement actuelles d’un homme, foncièrement fidèle à l’esprit du judaïsme, et qui a été hanté par tous les tourments d’un siècle sauvage. Hommage.

Quelle est l’histoire de Vladimir Jankélévitch ?
Cynthia Fleury : C’est l’histoire d’un homme aux origines russes et juives, né en France en 1903 à Bourges, français donc, et qui est exemplaire de l’assimilation à la française : un cursus scolaire et universitaire brillant, une intégration à Normale Sup (Ulm), reçu premier en 1926 à l’agrégation de philosophie, et qui va avec la guerre « découvrir » l’ignominie des lois anti juives, et de facto sa judéité. Il l’écrit dans sa correspondance avec son ami Louis Beauduc, normalien lui aussi, en 1940 : « Cher ami, […] Je suis, depuis quelques jours, relevé de mes fonctions, et l’heure n’est pas au grand tourisme. On m’a découvert deux grands-parents impurs, car je suis, par ma mère, demi-juif ; mais cette circonstance n’aurait pas suffi si je n’avais, de surcroît, été métèque par mon père. Cela faisait trop d’impureté pour un seul homme ». Á partir de ce moment-là, il va s’engager dans la résistance.

En quoi le professeur d’université Jankélévitch était-il le philosophe de l’engagement ?
C.F. : Justement dès la guerre, il a vu que ses « collègues » Merleau-Ponty et Sartre étaient finalement peu « engagés», l’un faisait sa thèse, l’autre une pièce de théâtre. Selon lui, ils « conjuguaient le verbe s’engager » plutôt qu’agir réellement. Cela l’a profondément heurté, car l’engagement est pour lui l’autre nom de l’éthique. C’est là où le discours doit cesser.

Pourquoi était il surnommé « l’acrobate » par nombre de ses confrères ?
C.F. : C’est un surnom qu’il se donnait plutôt, car il a conceptualisé une philosophie de l’indicible, du presque-rien, du je-ne-sais-quoi, peu compatible avec les dogmatismes et les conservatismes ambiants. Il aimait dire que « la philosophie consiste à penser tout ce qui dans une question est pensable, et ceci à fond, quoi qu’il en coûte. Il s’agit de démêler l’inextricable et de ne s’arrêter qu’à partir du moment où
il devient absolument impossible d’aller au-delà ». Autrement dit, le philosophe ressemble à un acrobate qui arpente la vie et la pensée, toujours sur la crête, aux confins de l’invisible et de l’apparence. Un être qui « joue », comme un acrobate, avec ce qui le met perpétuellement en défaut.

Comment Jankélévitch, le philosophe de l’imprescriptible, envisageait-il le pardon ?
C.F. : En 1967, Jankélévitch publie Le pardon et revient sur l’insoluble problème de celui-ci, à savoir l’impardonnable : si nous pardonnons seulement ce qui est pardonnable, est-ce vraiment du pardon ? Pour pouvoir être authentiquement pardon, faut-il que celui-ci soit sans conditions ? Ou, à l’inverse, est-ce précisément parce qu’il y a des choses impardonnables que la morale existe. La question est insoluble… Mais pour Jankélévitch, il sera impossible de pardonner parce que « le pardon est mort dans les camps de la mort ». Qui est-il, lui, le professeur musicologue pour pardonner ? Ceux qui le pouvaient ont disparu, et les survivants, comme les témoins ne peuvent voler ce geste.

Quelle était sa relation avec l’Allemagne ?
C.F. : La phrase qu’il a souvent répétée avec l’Allemagne est la suivante : « Nous a-t-on demandé pardon ? » et, longtemps, il a attendu de la part des Allemands, et notamment de ses collègues philosophes allemands cette sollicitation. En 1980, Wiard Raveling, professeur de français dans l’enseignement secondaire, entend la supplique de Jankélévitch. Né en 1939, cet Allemand est innocent des crimes de la Seconde Guerre mondiale, pourtant il considère celle-ci comme étant inséparable de sa vie, de sa culture, de sa responsabilité. Lui, à la différence d’autres, veut demander pardon, et ce pardon il l’adresse dans une lettre, à Jankélévitch. Cette missive va bouleverser Jankélévitch, même s’il refusera de se rendre en Allemagne pour le rencontrer. En revanche, il invitera Raveling chez lui, Quai aux fleurs, au cœur de Paris. Après la guerre, Jankélévitch a refusé tout contact avec la philosophie allemande, la musique allemande, et cet acte a été jugé, à juste titre, très irrationnel, surtout pour le philosophe de la nuance, comme il savait l’être aussi. Mais voilà, la meurtrissure était trop forte, et l’important à ce moment-là était de défendre l’imprescriptible, de dénoncer jusqu’à la fin des temps l’horreur des camps et du nazisme, et de faire entendre à toutes les générations futures cet impardonnable, non pour distiller l’esprit de vengeance, mais pour ancrer à tout jamais l’obligation de vigilance. Ilan Levy

* Pour fêter les 10 ans de la série « Un été avec», Cynthia Fleury a choisi de faire découvrir aux auditeurs Vladimir Jankélévitch, penseur-clé du XXème siècle qui disait ne travailler que pour le XXIIème siècle.

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