Culture

Boualem Sansal : « Israël est un peu le village gaulois »

RENCONTRE Choisis par une Entité mystérieuse, des «Appelés » sont avertis que la Terre va disparaître dans 780 jours. Dans le compte à rebours de ce nouveau roman, il leur incombe de choisir ceux qui embarqueront dans le vaisseau qui les exfiltrera vers une autre planète.
Fascinant Sansal…
Quelle est la symbolique du décompte J – 780 ? La guematria de Tisha BeAv ?
Boualem Sansal : Il m’est tout simplement apparu qu’une année était trop courte pour développer ce que j’avais à dire. Un délai de deux ans m’a semblé adapté. Reste qu’il est tout à fait possible que mon inconscient m’ait soufflé ce dont vous parlez…
La place de la lumière traduit-elle votre désir d’en souligner la nécessité impérieuse dans cette période d’obscurantisme ?
B.S. : Nous nous enfonçons dans les ténèbres, sous la pression d’une force multifactorielle. Il y a une urgence à prendre conscience que nous sommes en train de plonger dans l’horreur et que nous avons en effet besoin de lumière.
Tout comme Primo Levi (Auschwitz, ville tranquille, Albin Michel), approchez-vous la vérité au plus près grâce à la science-fiction qui permet à votre fibre scientifique de s’exprimer ?
B.S. : La science a ceci de particulier que tout se discute. Nous y sommes libres, non soumis à des grilles de lecture ou à une façon de penser. Vingt ans après Einstein, la physique quantique a permis d’énoncer qu’il s’était trompé.
Dans le domaine de la politique ou de la religion, s’écarter d’une vérité imposée comme définitive revient à être ostracisé, voire à risquer sa vie.
Pourquoi, dans cette quête de vérité, appuyer votre raisonnement sur des paradoxes du philosophe grec Zénon ?
B.S. : Zénon a formidablement raisonné sur la question de la dualité qui finit par être paradoxale. Nous vivons dans des paradoxes qui s’imposent à nous et que, souvent d’ailleurs, nous entretenons. Le paradoxe, comme le syllogisme, sont intéressants en ce qu’ils nous entraînent à penser librement.
En citant l’Ecclésiaste [celui qui augmente sa science augmente sa douleur], vous évoquez l’idée selon laquelle bien nommer les choses les rend dangereuses. Et la citation camusienne qui veut que « mal nommer les choses ajoute au malheur du monde » ?
B.S. : C’est un autre paradoxe ! Les deux propositions sont valables. Pour les comprendre, nous avons évidemment tout intérêt à bien nommer les choses. Mais la connaissance est aussi un danger pour les personnes qui ne sont pas prêtes. Prenez l’exemple de la religion : on en fait une arme de guerre, plutôt que de tenter de comprendre le texte. Or, on a le droit de le discuter, voire de l’enrichir.
Eh bien non, il est interdit de bien nommer les choses…
Caustique, le narrateur décrit notre monde en proie à la Covid chinoise, la terreur islamiste, les lâchetés européennes, le « western » américain, le wokisme, l’école moribonde, la menace de guerre nucléaire, etc. Selon lui, le roi Salomon n’y serait plus considéré comme sage…
B.S. : À l’aune de nos critères actuels, nul n’échappe au tribunal wokiste. Le grand Salomon serait condamné à plusieurs siècles de prison pour avoir appelé au massacre d’un petit innocent. Les ligues féministes dénonceraient ses sept cents épouses et ses trois cents concubines. Et on le rendrait comptable du crime de son père, le roi David, qui fit tuer le mari de Bethsabée…
Au-delà des problèmes d’organisation se pose la terrible question du choix de ceux qui seront sauvés…
B.S. : Nous sommes constamment mis en demeure de choisir, c’est le principe même de la vie. Sur quels critères choisir, là est toute la difficulté. Sur des considérations scientifiques, biologiques, matérielles, morales… ? S’agissant de ce qui se passe à Gaza, d’aucuns décident de ce qui est bien ou mal sur les bases idéologiques qui leur sont propres. Ils considèrent dès lors qu’Israël a tort de se défendre. Mais défendre notre vie et celle des nôtres est une loi fondamentale, un droit et un devoir. C’est ce droit qui est refusé à Israël.

Le narrateur prend conseil auprès de religieux (un imam, un rabbin et un curé), ce qui donne des pages édifiantes. Si, comme il le dit au rabbin, « bien choisir ses voisins est tout l’art de vivre », comment, selon vous, Israël peut-il gérer son voisinage ?
B.S. : C’est mission impossible. Israël est entouré de pays qui veulent sa destruction, même si certains sont en paix avec lui. L’État d’Israël est vecteur d’une contradiction terrible : celle de l’unicité de l’islam. Israël est un peu le village gaulois qui résiste sur une terre qu’il empêche d’être islamique de bout en bout. C’est au-delà de la politique et de la religion. C’est ontologique.
Au mitan du livre surgit un mot dont le lecteur n’aurait pas imaginé, avant le 7 octobre, la cruelle actualité : « pogrom». Prescience, intuition ? Pourquoi la majorité est-elle aveugle ?
B.S. : Ne pas voir est aussi une façon de se rassurer. Ou bien on s’abrite derrière des concepts qui, en apparence, grandissent et donnent de l’importance, comme le wokisme… Tout cela contribue
à la supercherie et pérennise des absurdités.
Le narrateur n’a guère d’estime pour ses collègues de l’université. Comment ne pas penser à l’audition calamiteuse des trois présidentes d’universités américaines…

B.S.: Ces gens pensent détenir la vérité. Le pire est qu’ils en sont les dispensateurs et qu’ils se posent en prophètes. Ces lieux, en principe dédiés au savoir, au débat et à la disputation, deviennent des dictatures, des temples religieux qui condamnent et sont en train d’essaimer.
Le livre évoque « les artistes qui font des yeux de velours au monarque de la semaine ». Leur silence après le 7 octobre ?
B.S.: Les artistes, mais aussi les intellectuels, les philosophes, les hommes de science, les politologues… C’était le moment où il fallait parler. On aurait évité tout ce qui se passe aujourd’hui. Qu’arriverait-il si Israël arrêtait de pourchasser le Hamas ? Dans quinze jours, il y aurait un autre pogrom. En Israël ou ailleurs. Il faut parler pour susciter le débat. Mais il y a des petits intérêts à défendre et le silence est confortable. Le silence frise la complicité. Il est criminel, que ce soit par dédain ou par engagement militant.
Pourquoi des extraterrestres ?
B.S.: Tôt ou tard, nous serons en contact avec des extraterrestres.
La statistique dit que l’humanité rencontrera le véritable autre, celui qui n’est pas terrien. La question est : comment allons-nous aborder ce monde ? Irons-nous avec nos idées ou serons-nous dans l’échange?
Je suis étonné de ne pas relever
plus de débats sur cette question, notamment à la lumière des progrès de la physique quantique. Reste à savoir dans quel état d’esprit viendraient les extraterrestres…

Dans ses récents éditoriaux, Alexis Lacroix explique que l’existence d’un bloc anti-occidental agrégé autour de la haine d’Israël devrait inciter les démocraties à resserrer leurs liens et à mener un travail idéologique. Les en croyez-vous capables ?
B.S.: Rien, pour le moment, ne me pousse à me rassurer. Nous parlions du besoin de lumière. Quelle lumière et auprès de qui aller la chercher? De l’État, du gouvernement qui montrent leur incapacité à comprendre le monde ? Faut-il la puiser en nous, entre individus libres qui se rassemblent ?…

Manque-t-il, comme vous l’écriviez dans 2084 : la fin du monde (2015, Gallimard), des « réparateurs compétents » ?

B.S.: Absolument. Il y a urgence à agir, ne serait-ce que pour prouver que l’on a l’énergie de le faire. J’exhorte : « Exprimez-vous, parlez, suscitez le débat ! ».J’ai eu beau le dire et l’écrire, je n’ai jamais réussi à convaincre, ni en Algérie ni en France où, le jour où je suis allé en Israël, j’ai perdu la moitié de mes amis… ■ Propos recueillis par Carol Binder


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