Shmuel Trigano: pourquoi la manifestation du 11 janvier est un événement inquiétant

"Le démocrate est comme fasciné par tous ceux qui méditent sa perte". Il a "au fond de lui même comme un regret de la violence qu'il s'interdit". Jean Paul Sartre, ("Réflexions sur la question juive"). La manifestation du 11 janvier constitue un événement considérable que l'on n'a pas fini d'analyser. Son côté massif, sa diffusion géographique et sa densité en font un moment de fusion nationale de type émotionnel, en apparence non rationnel mais dont l'explication rationnelle est possible sociologiquement parlant, à un niveau qui échappe totalement à l'expérience des individus, pris séparément[1].La première remarque que l'on peut faire, c'est qu'une telle mobilisation constitue un indice de l'ampleur de la crise qui l'a rendue possible: elle n'est pas artificielle, même si le pouvoir, en la personne de Manuel Valls, avait déclaré par médias interposés, lors de son discours d'Evry, la veille, que "tous les citoyens doivent descendre dans la rue ce jour-là". Elle nous dévoile une perspective sur l'état de la société. De ce point de vue, elle a offert au malaise ambiant un exutoire gigantesque, qui aujourd'hui se "fétichise" dans un objet symbolique: le nouvelle livraison de Charlie Hebdo, achetée par millions.Remarquons avant tout le côté désespéré et le sentiment de fin des temps: face à l'évolution des choses, il n'y a plus qu'à descendre dans la rue en silence, applaudir, chanter la Marseillaise, scander "Charlie"... Le silence de cette manifestation exprimait, à hurler, le non-dit et l'inconscient qui la portaient. Le mot d'ordre "Je suis Charlie" signifie exactement que l'on revendique la place du mort comme une dignité en vertu d'une compassion sacrificielle face aux assassins. Cette foule immense n'a pas déclaré la guerre aux islamistes, elle n'a pas identifié les terroristes pour ce qu'ils sont. On peut même avancer que l'objectif inconscient de ce rassemblement était de ne pas les identifier comme tels, du fait du coût symbolique que celà représente pour les illusions des 30 dernières années (exactement depuis la venue au pouvoir des socialistes qui voulaient "changer la vie"), mais plutôt de s'identifier aux victimes, dont on ne sait pas clairement de qui elles le sont puisque l'agresseur n'est pas clairement identifié. Ce n'est pas en effet "la liberté d'opinion" qui est en jeu (autre objet substitutif) mais l'attaque non plus mondiale, cette fois-ci, mais nationale de l'islamisme. Il ne s'agit pas de défendre la première mais d'éradiquer de façon résolue ce dernier. Et si l'on croit qu'on va l'emporter en levant un crayon en l'air ou en dessinant des caricatures, voire en communiant dans un pacifisme dégoulinant de bonnes intentions, c'est déjà la défaite qui s'annonce. Compassion-démissionLa compassion universelle témoignée dans ce rassemblement, contrairement à ce que les commentateurs ont voulu voir et célébrer, ne vient pas en effet d'une sublimation éthique du sentiment de vengeance mais du choix silencieux de l'exposition martyrologique aux coups (à venir) des agresseurs. Une "guerre" (Valls dixit) sans ennemis clairement identifiés n'a aucune chance d'être gagnée. Quand on est attaqué, en effet, la moindre des choses pour sauvegarder sa santé mentale, c'est de nommer son ennemi et de l'identifier pour le terrasser. C'est là où est le problème et c'est ce que la France ne fait pas et ne peut pas faire depuis 15 ans[2]. Entre le moment ou François Hollande déclare, il y a deux jours, qu'il s'agit d'un acte "antisémite" et le début des agressions, en 2000, il s'est passé 15 ans pendant lesquels les classes dirigeantes françaises ont dénié le problème, préférant caresser les mythes de "tensions inter-communautaires" et de "conflit importé" et se repaître d'explications sociologisantes[3]. Ce discours est toujours  à l'œuvre quand Laurent Fabius, sur RTL, le matin même de la manifestation, affirme que le conflit du Proche Orient - entendez: Israël - est la cause de l'antisémitisme en France. A l'encontre de ce mantra, ce que les derniers attentats ont montré, c'est que la cause de l'antisémitisme est à rechercher dans les motifs islamiques et coraniques contre les non-musulmans, clairement invoqués par les terroristes, mais aussi dans le silence des musulmans "modérés" qu'on n'a jamais entendus, clairement et en masse, sauf rares exceptions, refuser ni combattre l'antisémitisme, mais aussi l'incapacité de l'Etat d'intégrer l'islam en le réformant et de protéger les Juifs. C'est pour cacher tout celà qu'au plus fort des événements le Pouvoir pointe en filigrane (mais systématiquement dans sa politique) la responsabilité d'Israël et y voit la cause de tout ce qui se passe. "Je suis Charlie, je suis un flic, je suis juif"Le slogan "Je suis Charlie, je suis un flic, je suis juif", qui a irrigué la manifestation est tout aussi significatif d'une démission, intérieure cette fois-ci: si "je" suis tous ces personnages, je ne suis en effet personne en particulier, c'est à dire que moi même je ne peux être identifié, je choisis de ne pas assumer ce que je suis, en d'autres termes de pouvoir faire face à l'agresseur pour l'emporter dans ce combat. Sur ce plan-là, de la neutralisation de l'identité des victimes, les Juifs ont posé un problème aux commentateurs car cet esprit démissionaire ne supporte pas qu'ils sortent de leur rôle de victimes consentantes et silencieuses, ce qui serait le cas s'ils quittaient la France. L'alya a ainsi été présentée sur de nombreuses chaînes de télévision comme une trahison, une violence faite à l'"union nationale"[4]. Elle est en effet reliée à Israël, depuis 15 ans, symbole de force militaire et d'"occupation" dans le discours médiatique. C'est dans ce rôle victimaire uniquement que les Juifs sont célébrés comme symboles sacrés de la République ("Toucher à un Juif, c'est toucher à la République") et c'est très inquiétant car le sacré est proche du tabou terrifiant, l'un se nourrissant de l'autre et l'un pouvant se retourner dans l'autre. Il n'y a que Valls, première génération née en France, pour y croire encore[5]. Le dispositif du "pas d'amalgame" Comme pour tous les attentats commis en Occident, le syndrome du "pas d'amalgame" s'est vu réactivé. J'entends par là ce discours immédiat et quasi rituel mettant en garde, aux premières minutes d'un attentat, contre le danger d'"amalgame", formulé dans le même souffle que la condamnation de l'agression, voire même avant, de sorte que l'attention aille d'abord aux musulmans en général et pas aux victimes ni à la fustigation de la motivation islamique du crime. L'attentat conduit ainsi non pas à soutenir les victimes mais à un resserrement de l'opinion autour des musulmans innocents. Les musulmans ont été ainsi sans cesse au centre des débats. Le soir même, dans une émission sur M 6 (Zone 6) consacrée à l'événement, on pouvait voir un premier  reportage sur "Les musulmans de France : des familles dans la tourmente", suivi, c'est à dire en deuxième position, d'un reportage sur les Juifs de France...Tarek Oubrou, Imam de Bordeaux, invité de l'émission, lui même un Frère musulman, pour répondre à l'interrogation sur le départ des Juifs a enchaîné immédiatement sur les musulmans qui, aussi, quitteraient la France (sic), attitude très typique: un ping pong symbolique[6]. Le président de la République lui même déclare 6 jours après l'attentat "les musulmans sont les premières victimes du fanatisme, du fondamentalisme, et de l'intolérance"[7].  Le dispositif du "pas d'amalgame" consiste ainsi  en pratique à insérer les musulmans dans la catégorie des victimes,  ce qu'a fait derechef le gouvernement dans les mesures de sécurité mises en place: les menaces contre les Juifs viennent de mosquées fondamentalistes mais les mosquées sont sous protection. Ainsi éteint-on, collatéralement, la considération de l'antisémitisme spécifique, islamique. Amalgame il y a néanmoins du côté des leaders politiques, au plus haut niveau, quand ils se livrent, à chaque attentat, à une véritable profession de foi théologique, proclamation d'allégeance, en affirmant urbi et orbi que la cause avouée des agressions, l'islam, serait invoqué mensongèrement par les assaillants et que leurs actes, "ce n'est pas l'islam"(Cf. Cameron, Hollande[8], Obama...). Or, il est évident aux yeux de tous que l'islam est la motivation unique des agresseurs, ce que corrobore le fait que de nouveaux convertis puissent aller rapidement de leur nouvelle religion au terrorisme, qu'ils n'auraient eu aucune raison de pratiquer auparavant. L'amalgame est donc reconduit subrepticement quand ces leaders parlent comme d'un absolu de "l'islam", des "musulmans" en bloc, que les islamistes trahiraient. C'est le signe qu'ils pensent en fait profondément qu'il y aurait de quoi les soupçonner. Se sentir obligé de défendre en bloc les musulmans, dont on ne voit pas pourquoi ils seraient TOUS responsables des fondamentalistes parmi eux, même si ceux-ci se réclament du même islam, instille le doute.Ces distinguos, en fait, devraient être l'affaire des musulmans. Le problème est que jusqu'à ce jour ils n'ont jamais fait clairement ce travail et plus spécialement en ce qui concerne leur rapport aux Juifs. Le monde arabo-musulman est dévoré actuellement par une haine des Juifs très profonde, religieuse, politique, historique. La chose n'est pas claire, même chez ceux qui s'opposent aux djihadistes. On a pu ressentir ce trouble aux paroles de Dounia Bouzar, grande combattante contre "l'amalgame", interlocutrice universelle de tous les médias françai ...

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