Bernard-Henri Lévy « Le Hamas veut casser les accords d’Abraham»

Vous le suggérez dans Sur la route des hommes sans nom : la guerre d’Espagne « n’est pas terminée  ». C’est-à-dire, plus précisément ? Bernard-Henri Lévy : C’est très simple : proclamer, comme je le fais, que la guerre d’Espagne n’est pas une parenthèse refermée, c’est 1. reconnaître que le tragique est l’étoffe même de la condition historique ; 2. admettre que nous n’en avons jamais fini avec l’histoire ; 3. affirmer qu’il est urgent de résister au vertige de l’amnésie programmée - qui, le plus souvent, jette la vie publique contemporaine dans le trou noir de l’insignifiance. Ce présent sans mémoire où nous sommes claquemurés est, aussi, celui de tous les dangers. Plus le désert de l’oubli croît, plus grandissent aussi les périls – et plus enfle cette éventualité que le pire s’actualise. C’est une loi de la gravitation politique. Elle s’est toujours vérifiée. Je n’y peux rien. En faisant mon métier d’intellectuel, je veux juste rappeler cette loi. Et dire aussi, au passage, que nous sommes, même à notre corps défendant, les héritiers du terrible et glorieux vingtième siècle. Toujours repartir de ça, oui, pour penser ce qui nous arrive. Le fascisme, sans doute, a muté. Celui qui guette notre actualité, n’arbore pas les Chemises brunes des mussoliniens. Mais c’est un fascisme. Un vrai. Létal. Et il faut l’envisager dans son irréductible noirceur. Trois récits se sont disputés le monopole de l’interprétation du monde post-communiste. Il y a eu la thèse dite de la « fin de l’histoire », défendue par le politologue Francis Fukuyama. S’y est opposé son adversaire, Samuel Huntington, tenant de l’idée d’un « choc des civilisations ». Enfin, le journaliste Thomas Friedman a proclamé qu’aucun obstacle n’existait plus à l’édification d’un monde lisse, "plat". Qui a eu raison ?B-H.L. : Personne. Personne ?B-H.L. : Oui. Personne. Les trois se sont trompés. Comme vous y allez !B-H.L. : Écoutez ! Dans La pureté dangereuse, que j’ai publié en 1994,je disais déjà que les « narratifs » de Fukuyama et de Huntington étaient symétriquement faux. J’avais l’ambition d’en fabriquer un autre, alternatif. Et c’est ce que j’ai fait, depuis plus de vingt-cinq ans. Bien moins démenti par les faits. Lequel ? B-H.L. : Le schéma, disons, d’une histoire repartie de plus belle, hors de ses gonds, dont un régisseur diabolique aurait pris le contrôle et dont il aurait fait un laboratoire macabre où s’usinent, depuis, des alchimies monstrueuses et des hybrides barbares à la capacité de destruction illimitée : impérialisme néo-ottoman, panslavisme revisité façon Poutine, islamisme radical, fascislamiste (que je nommais comme tel, dès cette époque, en l’assortissant de la conceptualisation de la volonté de pureté et en y voyant la troisième grande étape, le troisième grand « variant » du fascisme…), etc Oui, l’idée, très forte, d’une matrice philosophique commune aux différentes « tentations totalitaires » : la « volonté de pureté »…B-H.L. : C’est cela. Comprendre les barbaries contemporaines, en écrire l’archéologie et mettre à nu les mécanismes de leur sidération, tout en élaborant des stratégies de résistance à leur emprise - cela aura été, tout compte fait, une des grandes affaires de ma vie d’« être pensant ». Le livre de Fukuyama a pointé les progrès du sentiment et de l’aspiration démocratiques. Ces derniers sont à l’œuvre dans de larges régions du globe, de l’Inde à l’Indonésie et de nombreux pays d’Afrique… Bizarre que vous ne reconnaissiez pas cela…B-H.L. : Si, je vois cela. Mais je vois aussi l’inverse. Vous avez partout, certes, au sein des peuples, cette aspiration que vous dites. Mais vous avez aussi une autre aspiration, une autre postulation, un autre « nouveau » qui s’invente sous nos yeux, depuis trois décennies, et qui est, lui, une prime au pire. Et, entre les deux, une bataille acharnée, une guerre sans merci – qui est, dans chaque zone géopolitique, la vraie guerre de civilisation de notre temps. Ca peut changer, naturellement. Mais, à l’heure où nous parlons, c’est le pire qui tend à l’emporter. Je vois partout le désert du despotisme et des nouveaux totalitarismes qui étend sa désolation, sa lèpre. Vraiment? B-H.L. : Prenez la Russie. Vous croyez sincèrement que les cent-cinquante millions de Russes, sous le chantage des manipulations poutiniennes, sont à la veille d’un nouveau matin de la liberté ? Et l’Iran, plus bunkérisé que jamais dans son « amok » atomique ? Et la Chine, dont je n’ai pas besoin de vous rappeler le sort qu’elle réserve aux Ouïghours ?… Quant aux menaces, en Europe même, que les partis populistes et leurs alliés il libéraux font peser, elles sont si manifestement actuelles qu’il est inutile de s’y appesantir davantage. Non, vraiment, je le maintiens – quitte à me fâcher avec une cohorte de professeurs Pangloss : nous traversons une « basse époque » de la liberté. Coup sur coup, depuis le départ de Trump, elle a été stoppée, d’abord par Mario Draghi, qui a balayé le « salvinisme » en Italie, Mark Rutte qui a tenu face aux populistes hollandais, et l’AfD, le parti d’extrême droite, qui commence à marquer le pas en Allemagne…B-H.L. : Mais non ! Élargissez votre focale. Les « illibéraux » ne sont pas si déroutés, ou désemparés, que vous semblez le suggérer. Et la défaite de Trump n’a, au fond, guère compliqué les choses pour eux. Franchement, Marine Le Pen, qui appelle à l’insurrection avec un quarteron de généraux nostalgiques du putsch d’Alger, vous semble perdue ? Bien sûr, on peut s’interroger sur l’aptitude d’une dirigeante aussi factieuse, sur ses mauvais réflexes, sur son racisme, sur son hostilité au port de la kippa, etc ; mais, en attendant, sa capacité de nuisance est immense. La destruction de la discussion publique à laquelle elle et ses soutiens se livrent sans relâche, est redoutable. Abîme nos institutions. Anémie notre démocratie. Le calme, l’indifférence et l’insoutenable légère-té avec laquelle, à droite, à gauche, de tous côtés, des « petits mufles ré-alistes », comme les appellait Georges Bernanos, envisagent l’éventualité de son élection me glace le sang. Vous connaissez l’argument de tous ces gens : « Trump a bien gagné en Amérique, il a fait son mandat, et l’Amérique est tou-jours là ». À vomir… Et puis, n’omettez pas un autre élément – important – du tableau : l’état de la gauche. Plus que jamais, en 2021, un « grand cadavre à la renverse » ?B-H.L. : Le destin de la social-démocratie reste tragiquement hypothéqué par l’aggravation des radicalités antirépublicaines – mélenchonistes ou écologistes. Tout cela donne un champ idéologique, à mon avis, particulièrement explosif et largement hostile au libéralisme démocratique. Le néo-rooseveltisme de Biden va-t-il, quand même, rétroagir sur les gauches européennes ?B-H.L. : Espérons. Pour l’instant, prudence ! Pourquoi ? B-H.L. : Pour une raison simple : ce qui transfuse, d’une rive à l’autre de l’Atlantique, et d’une gauche à l’autre, c’est plutôt le relativisme woke et le crypto-indigénisme des campus «décoloniaux »; c’est plutôt, oui, le sacre terrifiant de la race par des antiracistes proclamés… En 2011, vous expliquiez chercher une réconciliation entre « Israël » et « Ismaël » ? Dix ans plus tard, n’est-ce pas Trump et Netanyahou qui ont commencé à donner corps à ce projet ?B-H.L. : Oui, c’est vrai. Ces accords d’Abraham sont l’un des imprévus les plus lumineux de notre histoire récente. Pourquoi ? B-H.L. : Car ces fraternisations entamées de l’État juif avec plusieurs de ces voisins arabes constituent une triple révolution copernicienne. Pour la conscience juive. Pour la conscience arabe. Et pour la conscience des nations. Certains de mes amis tunisiens, égyptiens et libyens, dans la séquence de 2011 que vous évoquez, ont allumé des lumières qui produisent en différé leurs effets bénéfiques. Près de trois cent roquettes tirées, ces derniers jours, sur de nombreuses villes d’Israël - jusqu’à Jérusalem. Quelles réflexions vous inspire ce choix de la violence?B-H.L. : - Pas seulement des réflexions - des réflexions et des émotions mêlées. La colère d’abord. La colère face aux menées que vous décrivez, celle d’un mouvement terroriste redoutable - le Hamas - qui n’en a pas fini, lui, avec la haine d’Israël et avec le projet de harceler, de blesser, d’assas ...

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