Entretien exclusif : Manuel Valls « Le judaïsme est une part très importante de l’âme française »

En prenant vos distances géographiques avec la France, depuis votre installation à Barcelone, vous êtes-vous rendu compte à quel point ce pays, pour reprendre la célèbre formule de Gary, « coule dans vos veines » ? Manuel Valls : Oui, c’est le sens de mon livre. Nulle fabrication dans ce constat absolument sincère. Récapitulons ce qui m’est arrivé : j’ai ressenti, au lendemain de la primaire de la gauche puis après la présidentielle, une forme d’anéantissement psychique ; le sentiment d’une mort politique m’envahissait. J’ai dû traverser une sorte de dépression, je pouvais me briser, je l’ai senti presque physiquement. J’étais sonné, au propre comme au figuré, giflé en janvier en Bretagne par un individu se réclamant de Dieudonné. C’est une séquence particulièrement éprouvante de ma vie publique où j’ai compris très vite que la primaire de la gauche servait exclusivement à sanctionner le quinquennat de François Hollande et à tourner le dos à la gauche de gouvernement. J’avais alors surtout - et plus largement - la perception nette de la fin d’une époque, de l’achèvement d’un engagement militant et collectif de plus de 40 ans au sein du Parti socialiste. J’étais devenu aussi la figure du traître pour ne pas avoir respecté la charte de la primaire qui m’obligeait à soutenir le vainqueur alors que j’avais appelé à voter Macron dès le premier tour pour éviter un second tour Le Pen-Fillon ou Le Pen-Mélenchon. Voilà tous les sentiments mêlés qui m’agitaient bien avant de prendre ma décision de départ… Néanmoins, dans le même temps, vous vous êtes battu…M.V. : Oui ! Je n’ai pas voulu disparaître, crever comme j’écris dans mon livre, sans me battre dans ma circonscription d’Evry-Corbeil dont j’étais le député depuis 2002. Je ne voulais pas être chassé par mes électeurs. J’ai affronté l’hostilité d’une partie de la gauche et une campagne d’une rare violence, antisémite aussi. N’oubliez pas que Dieudonné y était candidat pour me faire chuter. J’ai été réélu, mais j’ai vraiment ressenti très vite le besoin de partir. Mon couple était aussi en train de se défaire. Je n’avais plus d’avenir ici. L’opportunité de la campagne, certes difficilement « gagnable », qui m’a été offerte à Barcelone a fait le reste ; cette proposition m’attirait, et m’a aidé à sauter le pas. Cela a été une belle expérience que je ne regrette pas. J’y ai rencontré aussi celle qui est désormais ma femme. Bien entendu je suis rentré régulièrement à Paris pour y voir ma mère, mes enfants, mes amis, m’exprimer parfois. Pourtant, à partir du premier confinement j’ai ressenti un besoin de plus en plus pressent de France. Elle me manquait, me taraudait. Je me sentais trop loin, impuissant alors que les Français souffraient face à la crise sanitaire et sociale et subissaient en septembre de nouvelles attaques terroristes. Tout cela m’a amené à m’interroger sur ce qui constituait mon lien avec ce pays, mon pays, ma seule patrie, au terme d’un cheminement de quarante ans entamé par ma naturalisation. D’où le livre et le titre choisi. Justement. Au moment du choix de la nationalité française, vous aviez l’âge d’un jeune adulte. Quels ont été les ingrédients principaux de votre « assimilation » à la France ?M.V. : Il y a eu le « bain culturel » que mes parents nous ont offert, ils fréquentaient une pléiade d’artistes et d’intellectuels dont je garde un souvenir émerveillé et à qui je dois beaucoup. Il y a eu évidemment l’école de la République et mes maîtres. Mais mon engagement politique a joué un rôle majeur, avec les hautes figures de mon «Panthéon» personnel, d'Edmond Michelet à Robert et Elisabeth Badinter et naturellement Michel Rocard pour qui je me suis engagé au PS à l’âge de dix-huit ans. En ce sens, mon livre n’est pas inspiré par le ressentiment, c’est au contraire un livre de sentiments. J’y évoque ma dette immense envers la France, envers son histoire, sa culture, sa langue qui nous unit, envers sa tradition politique républicaine.. Dans votre « Panthéon », Manuel Valls, il y a aussi une figure absolument inégalée à vos yeux, c’est celle de Clemenceau…M.V. : De ses combats de jeunesse et de son rôle pendant la Commune de Paris à l’exercice du pouvoir en 1906, de son engagement comme médecin des pauvres à la victoire de 1918 où il s’inscrit à tout jamais dans le roman national, le « Tigre », je l’avoue, est assez exemplaire… Pourquoi ? M.V. : Parce qu’il livre le modèle d’un homme d’État, d’un géant de l’histoire, qui ne s’est jamais trompé sur l’essentiel. Même quand il s’est agi de soutenir les impressionnistes et son ami Monet ! Clemenceau a eu le courage de penser contre son camp, contre la pente majoritaire, contre les foules, dans le cadre d’une cause essentielle pour l’histoire de la France moderne : l’affaire Dreyfus. On l’oublie trop souvent : les dreyfusards étaient ultra-minoritaires, encore à la fin de l’année 1897 et aux premières semaines de l’année 1898. Clemenceau leur a apporté une aide décisive en publiant dans le journal qu’il dirigeait alors, « L’Aurore », la lettre ouverte d’Emile Zola au président de la République. C’est lui qui a trouvé le titre, avec son génie de la formule : « J’accuse ! ». Je l’admire pour cette action en faveur de la justice et de la vérité, et pour tant d’autres raisons encore. Lesquelles, Manuel Valls ?M.V. : À chaque étape de sa vie publique, Clemenceau a été porté par l’urgence du combat patriotique. Parlons franchement : passer à droite, même par étape, comme l’a fait Clemenceau… Est-ce le destin de tout homme de gauche qui, sur la durée, veut rester fidèle à l’essentiel ?M.V. : Non, je ne le crois pas… D’ailleurs, je décèle dans le parcours de Clemenceau une vraie réussite en matière de doctrine : la « synthèse » progressive de la gauche et de la nation, dans les faits, pas dans les discours seulement. Lisez La mêlée sociale pour comprendre sa soif de justice sociale. Néanmoins, votre question pointe une vérité que Michel Winock rappelle, dans sa biographie, c’est qu’en France, le destin des grands républicains, qui incarnent la nation et la patrie et qui assument la responsabilité du pouvoir, est assez ingrat. L’historien parle de « cet homme de gauche maudit par la gauche ». C’est un autre exemple de ce « long remords du pouvoir », pour reprendre une formule célèbre d’Alain Bergounioux et de Gérard Grunberg, et qui est la marque de la gauche française : autrement dit, parce qu’ils composent avec le « gris » de la gestion, parce qu’ils prennent des risques dans le réel, ceux qui acceptent de gouverner apparaissent fatalement comme des «traîtres » aux idéaux immaculés du progressisme. Guesde vs. Jaurès, cette histoire donc n’est toujours pas terminée ?M.V. : Oui, en partie, même si, soyons fidèles à la vérité, en 1914, Guesde vote « l’Union sacrée » et devient ministre d’État dans le gouvernement d’union nationale, après que Jaurès ait été assassiné à la veille de la déclaration de guerre. Le défenseur des mineurs de Carmaux reste, avec son républicanisme indiscutable, une figure admirable mais dont le but essentiel, et pour lui plus vital que l’exercice du pouvoir, a été l’unification des gauches. Le mal français était - et demeure - la relation très complexe, ambivalente, souvent douloureuse, de la gauche avec le pouvoir. Comme Premier ministre pendant le quinquennat de François Hollande, vous avez vous-même fait l’épreuve de cette « malédiction » ?M.V. : En quelque sorte, mais avec toute la limite qui s’impose aux comparaisons. Soyons modestes ! Le destin de Clemenceau est littéralement fascinant. Sans 1917, il n’aurait pas du tout laissé la même trace… Tout comme Churchill, sans l’épreuve de 1940… ou même de Gaulle, sans le retour au pouvoir en 1958.. Aujourd’hui, avec le recul, je peux toutefois vous dire que j’ai ressenti, moi aussi, dans mes responsabilités politiques, notamment à Matignon, la charge de vérité du « long remords du pouvoir »… C’est-à-dire ? M.V. : Cela vient de loin. La gauche française, au lendemain de la chute du mur de Berlin, n’a pas su combattre la paresse intellectuelle qui s’emparait d’elle. Paradoxalement elle a cru, comme les libéraux, en la fin de l’Histoire. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? M.V. : Avant et après la chute du mur de Berlin, il y a eu des événements incroyables, et ils n’ont donné lieu à aucun renouvellement intellectuel, aucune grille d’approche nouvelle de la réalité n’a émergé. C’est triste, mais c’est ainsi. Oui, mais encore ? M.V. : 1979 et la révolution iranienne, l’intervention américaine en Afghanistan (avec le soutien aux islamistes pour contrer l’URSS), la révolution libérale incarnée par Thatcher et Reagan, l’effondrement de l’Union soviétique et la réunification de l’Europe, l’éveil de la Chine, les conséquences de la globalisation économique et numérique, les crises financières, la révélation du réchauffement climatique… Nous avons assisté en quelques années à un bouleversement profond d’équilibres qui nous paraissaient éternels ; l’intelligibilité du monde a vacillé ; et pourtant, cette transformation radicale n’a pas été pensée par la gauche. Elle a plutôt été ignorée. Déniée. Jusqu’à l’absurde. Résultat : quand surviennent les attentats du 11 septembre 2001 qui marquent l’entrée en scène du djihadisme globalisé et ouvrent le siècle, les progressistes n’ont toujours pas commencé à réfléchir sur ces phénomènes. D’Élisabeth Badinter à Jacques Julliard, de Caroline Fourest à Laurent Bouvet, de Pascal Bruckner à Alain Finkielkraut, des hommes et des femmes souvent de gauche, parmi les intellectuels français les plus intéressants de notre temps, ont heureusement entrepris, depuis, de penser à nouveau ces enjeux culturels et identitaires, jusqu’ici délaissés par le camp progressiste. Ils ont compris qu’une république qui abdique face aux surenchères fondamentalistes se suicide. À quoi attribuez-vous l’impopularité importante qui vous a frappé en 2017, après que vous avez quitté Matignon ?M.V. : Soyons lucides, la paresse intellectuelle évoquée qui évitait de traiter les sujets difficiles et l’antisarkozysme nous ont permis de l’emporter en 2012 mais très vite les contradictions sur nombre de défis (Europe, dépense publique, réforme de l’État, politique économique et fiscale, identité..) nous ont éclaté à la figure et ont fini par miner le quinquennat. L’exercice du pouvoir devenait quasi impossible. Sur mon rejet, il y a bien entendu mes propres erreurs, mais il procède d’abord du fait qu’à un moment j’ai incarné les échecs du quinquennat. C’est-à-dire ? M.V. : Je me suis retrouvé seul par exemple à porter le projet de réforme constitutionnelle de déchéance de la nationalité pour les terroristes condamnés alors que c’est le président de la République qui l’avait annoncée devant le Congrès. La même chose s’est produite avec la loi travail, dans un contexte où la « guérilla » des frondeurs et un Emmanuel Macron absent m’ont exposé encore davantage. Le 49-3 à répétition, les manifestations, les violences dans la rue, des erreurs de communication et ma raideur ont dégradé irrémédiablement mon image. Aurait-il fallu que vous preniez plus clairement vos distances avec le néolibéralisme ? M.V. : Vaste débat ! Je pense que nous aurions dû assumer pleinement nos choix ...

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